La Corse, île de beauté sauvage et de traditions tenaces, vibre intensément à l’approche de Pâques. Si les paysages grandioses et les chants polyphoniques ensorcellent l’âme, c’est une autre forme d’expression spirituelle, à la fois poignante et mystérieuse, qui captive particulièrement le regard : le Catenacciu, la procession de « l’enchaîné ». Le catenacciu est une tradition corse qui se déroule lors de la procession du Vendredi saint. Le pénitent enchaîné est vêtu d’une aube rouge et d’une cagoule de la même couleur qui dissimule son visage.  Son identité n’est connue que du prêtre. Il porte une lourde croix de bois sur ses épaules et traîne à ses pieds nus de lourdes chaînes. Son parcours symbolise la montée du Christ au calvaire. À l’image du Christ, le pénitent doit tomber 3 fois pendant la procession. Il est aidé à se relever par un autre pénitent, vêtu de blanc. Bien au-delà de la seule cité de Sartène, ce rite de pénitence profondément ancré dans la foi insulaire se décline avec des nuances propres à chaque village, tissant une trame sacrée à travers les montagnes et les vallées. C’est l’une des traditions les plus emblématiques et les plus impressionnantes de l’île.

Sartène, l’Épicentre de la Ferveur

Impossible d’évoquer le Catenacciu sans revenir à Sartène, où la tradition atteint son paroxysme. Ici, dans l’atmosphère austère et majestueuse de la vieille ville, le Vendredi Saint est un jour suspendu. L’identité de l’omu incatenatu, l’homme à la chaîne, reste un secret jalousement gardé, transmis au sein de quelques familles. La procession nocturne, éclairée par la seule lueur des torches, voit ce pénitent anonyme cheminer pieds nus sur les pavés, portant la lourde croix et traînant sa chaîne de fer. Le cliquetis métallique rythme sa progression douloureuse, tandis que les voceri lancinants amplifient l’émotion d’une foule recueillie. À Sartène, le Catenacciu est une expérience viscérale, un plongeon au cœur de la ferveur religieuse insulaire, où la souffrance physique se mue en quête spirituelle intense.

Bisinchi : Une Procession Intime au Cœur de la Montagne

En s’aventurant dans les villages de l’intérieur, comme Bisinchì, perché sur les hauteurs, le Catenacciu prend une dimension plus intime, presque familiale. Ici, la procession, bien que suivant le même canevas de pénitence et de recueillement, se déroule souvent à un rythme plus lent, dans un silence plus profond, plus brutal. La communauté villageoise se rassemble, partageant un moment de communion intense. L’omu incatenatu, l’homme enchaîné, est souvent un membre de la communauté, dont le sacrifice est connu et respecté de tous. L’âpreté du paysage montagneux environnant semble amplifier la dimension sacrificielle de cette marche douloureuse, rappelant la rudesse de la vie et la force de la foi qui anime ces communautés isolées.

Tallanu : Un Rituel Ancré dans la Terre et l’Histoire

Plus au sud, dans la région de l’Alta Rocca, réputée pour ses paysages verdoyants et ses traditions pastorales, le Catenacciu se déroule avec une solennité particulière. Ici aussi, l’anonymat du pénitent est de mise, mais le lien avec l’histoire locale semble plus palpable. On murmure parfois d’anciens vœux, de grâces obtenues pour la communauté ou pour des familles. La procession parcourt le village dans une ferveur solennelle et intense. Le Catenacciu à Tallanu apparaît comme un fil conducteur reliant le présent à un passé où la foi était un pilier essentiel de la vie quotidienne.

Bastelica et la Vallée du Prunelli : Une Ferveur Particulière 

Dans la vallée du Prunelli, comme à Bastelica, village natal de Sampieru Corsu, figure emblématique de l’histoire corse, la Semaine Sainte revêt une intensité particulière. Portée par la Cunfraterna di Santa Croci di u Prunelli, une des nombreuses confréries de l’île de beauté, la tradition de l’homme à la chaîne y est également présente et elle s’inscrit dans un contexte de dévotion très ancré dans une vallée où les montagnes ont forgé le caractère. Au départ de l’église San Michele, saint patron du village, la procession balancée par des chants et des prières, serpente à travers les ruelles chargées d’histoire. Accompagnant le pénitent, confrères, enfants et anciens, toutes générations confondues, cheminent solidairement au rythme du Pardonnu u me Diu. À la poésie de ces chants, le cortège passe et s’arrête parfois devant croix érigées et chapelles et l’enchaîné tombe 3 fois. Le pénitent est suivi de prêt par une émouvante représentation de la Vierge Marie, voilée de noire en symbole de deuil. Longeant des maisons ancestrales dont les murs de pierre semblent avoir absorbé les prières et les silences de générations, la fierté identitaire des habitants de Bastelica se mêle à la ferveur religieuse. Cela confère au Catenacciu une dimension à la fois spirituelle et profondément ancrée dans l’histoire locale.

Un Patrimoine Vivant, des Émotions Universelles

Que ce soit dans l’atmosphère électrique de Sartène, la quiétude recueillie de Bisinchi, la solennité historique de Tallanu ou la ferveur spécifique de Bastelica, le Catenacciu demeure un témoignage puissant de la profondeur de la foi et de la force des traditions en Corse. Au-delà de la souffrance physique qu’il met en scène, ce rite ancestral interroge sur le sens du sacrifice, la puissance de la pénitence et le lien indéfectible qui unit une communauté autour de valeurs spirituelles communes. En parcourant les chemins de croix de Corse, le voyageur découvre une île où la foi se vit avec une intensité rare, où les traditions ne sont pas de simples vestiges du passé, mais des expressions vivantes d’une identité forte et singulière.